REVUE MILITAIRE SUISSE

LX1I1- Année J° 7 Juillet 1918

Relations Intérieures et Extérieures.

 

L'artillerie de campagne belge pendant la guerre 1914-1918

Deuxième partie

 

Autor(en): Erde, E. van

Objekttyp: Article

Zeitschrift: Revue Militaire Suisse

 

Elles étaient différentes au commencement de la guerre de ce qu'elles sont aujourd'hui. Alors, le capitaine — nous avons vu qu'il commande une batterie de 4 pièces — choisissait ses emplacements d'après les directives reçues, par l'intermédiaire du chef de groupe, soit de la brigade, soit de la division. Il faisait disposer ses pièces, choisissait son poste d'observation, selon les circonstances. De son observatoire il donnait tous les ordres relatifs au tir, pour la batterie ou pour chaque pièce individuellement (le tir, dans la lutte actuelle est indirect à peu près 95 fois sur 100). Les officiers, chefs de section, restaient auprès des canons. Ils veillaient à ce que les ordres fussent ponctuellement exécutés; ils les distribuaient, les interprétaient pour les sous-officiers chefs de pièce. Ceux-ci commandent directement les six servants : un pointeur (c'est souvent un brigadier), un chargeur et un tireur, ces trois premiers servant le canon ; deux pourvoyeurs et un régleur, au caisson 1. La pièce est alimentée d'abord par ses caissons (les obus contenus dans l'avant-train constituant une ultime réserve). Dès qu'un caisson est vide, au galop de ses quatre chevaux, il va faire son plein à l'échelon de ravitaillement desservi par la colonne (le plus souvent automobile) de munitions (C. A. M. A.) qui, elle, appartient au « Corps de transport ». A l'arrière, à l'échelon, sont concentrés les hommes non employés au tir ou au ravitaillement, les hommes de réserve, les cuisiniers, les cordonniers, selliers, etc., les avant-trains, les chevaux non utilisés actuellement, le tout sous le commandement de l'adjudant, chef de l'échelon. Au commencement de la campagne, les appareils téléphoniques étaient rares : souvent un seul par batterie. Aussi les communications entre les divers organes ainsi que les communications avec l'extérieur, groupe, commandement, échelon, étaient lentes, difficiles, souvent interrompues par les incidents de la bataille.

Aujourd'hui, les appareils téléphoniques sont multipliés et les relations tant intérieures qu'extérieures sont assurées par un abondant réseau aux mailles multiples et complexes capables de se suppléer entre elles : un accident de fil n'a plus de conséquences aussi graves. Les relations extérieures de la batterie se sont elles- mêmes notablement modifiées

Ce serait le moment de parler de l'observation, que l'artillerie belge a si minutieusement développée. L'on sait que, sur le front belge, la lutte d'artillerie est de tous les instants, de toutes les minutes, de nuit comme de jour.Terrain dernièrement reconquis. Les communiqués le signalent quotidiennement. Jamais de répit pour les canons dans ces plaines. Dans la partie nord du secteur, absolument plane, sans couvert, que les Allemands tiennent entièrement, complètement sous leurs vues, il fallut souvent des prodiges de patience et d'ingéniosité pour édifier ou aménager des observatoires où le séjour fût possible et la vue suffisante. Dans la partie sud, un peu plus accidentée, aux couverts abondants sur la rive est de l'Yser, où les Allemands ont de nombreux moyens de dissimuler aux vues leurs mouvements, l'observation par avions fut particulièrement nécessaire. Aussi les Belges y ont-ils réalisé un effort considérable : création d'escadrilles nombreuses, hardies, bien stylées, sans cesse en activité ; éducation de pilotes osés, d'observateurs perspicaces et expérimentés ; développement et perfectionnement des communications de l'avion à la terre aussi bien que de la terre à l'avion Dans aucune autre armée non plus n'a été surpassée l'habileté de leurs photographes d'aviation, ni les services rendus par leur section photographique. Celle-ci fait l'admiration de tous les visiteurs et l'émerveillement des critiques militaires les plus avertis. Nous nous souvenons des paroles élogieuses du colonel Feyler. après une démonstration faite- devant lui par ce service. Nul ne parvient à révéler plus rapidement, plus adroitement les batteries ennemies les mieux dissimulées par les plus savants camouflages. Aussi les Alliés ont-ils volontiers recours aux photographes-aviateurs belges.

L'espace nous fait défaut pour parler encore de nombreux procédés ultra-modernes d'observation que cette armée industrieuse a inventés ou perfectionnés dans sa constante passion, sa poursuite du « fini», du «mieux», de divers procédés mécaniques, etc., etc. Là encore s'est démontrée cette opiniâtreté
du Belge, son intelligence patiente et volontaire. Dans ce domaine, non moins que dans bien d'autres, beaucoup d'inventions, beaucoup d'innovations de méthodes, de procédés, seront dues à son artillerie.

L'Artilleur.

C'est bien difficile, en peu de lignes, de peindre un soldat de façon à en donner une image à la fois typique, ressemblante et complète. Nous ne ferons donc ici qu'ébaucher une modeste esquisse de l'artilleur belge, essayant d'en tracer, par quelques traits caractéristiques, non un portrait, mais ses lignes rudimentaires, avec la seule prétention d'être absolument sincère.

A la race belge, on s'accorde à reconnaître certaines qualités que nous retrouvons avec les défauts inhérents chez le soldat belge en général, chez l'artilleur plus particulièrement. Mais nous ne voulons envisager ici ces qualités et ces défauts au seul point de vue militaire.

Tout d'abord, un sujet délicat. L'artilleur belge est considéré comme le soldat le moins discipliné de l'armée. Il est volontiers frondeur. En tout ce qui ne concerne pas exactement, exclusivement son service d'artilleur, il ne supporte pas facilement la contrainte. Il n'est pas aussi respectueux de la forme que d'aucuns le pourraient souhaiter. Il ignore l'obéissance vraiment passive. Il aime discuter un ordre, le commenter, éventuellement s'en fâcher. Il néglige rarement l'occasion de critiquer les paroles et les actes de ses chefs, mais particulièrement des chefs d'autres armes. Et son bon sens s'y exerce parfois cruellement. Il aime afficher quelque désinvolture et tient énormément à montrer une certaine liberté de langage et d'allure.

Allez-vous inférer de là que l'artilleur belge est indiscipliné, désobéissant N'en croyez rien. Il fait penser un peu au « Le Bret » de Cyrano. Il grogne... et fait la plupart du temps plus que le travail demandé.Il n'en est pas de plus attentif à suivre ponctuellement les instructions données, de plus soucieux de satisfaire les désirs de son chef, de prévenir même sa pensée. Il ignore le fétichisme du grade et ce n'est pas au galon lui-même qu'il obéit de bon gré. Mais à «son chef», qu'il connaît, avec lequel il a déjà vécu, dont il connaît les aptitudes, qu'il comprend en peu de mots, dont il devine l'idée, même non exprimée, à celui qu'il aime, pour dire le mot exact. Car, et c'est là une des caractéristiques qui différencient le plus le soldat, l'artilleur belge, des militaires d'autres races : il doit aimer son chef, s'y attacher; et celui-ci doit être pour lui une sorte de camarade plus ancien, plus savant, plus intelligent, que l'on respecte évidemment, mais surtout que l'on estime et qu'on aime.

Au point de vue de la stricte discipline militaire, l'on peut estimer qu'il y a là une indépendance peu classique. Mais c'est là un trait du caractère belge, trait historique maintes fois vérifié par les princes de ce peuple, et peut-être ne serait-il pas impossible d'y trouver quelque justification. En tous cas, il est plus marqué chez l'artilleur que chez le fantassin. Ceci s'explique aisément. D'abord, il a toujours été constaté que le cheval rapproche l'homme de l'officier; ensuite le nombre plus restreint de soldats, eu égard aux sous-officiers et aux officiers, facilite une certaine intimité ; enfin l'exercice quotidien en rangs serrés, — qui favorise pour le fantassin le maintien de la discipline formelle, — est très peu pratiqué à l'artillerie. Mais, ce point établi, quel dévouement obstiné jusqu'au sacrifice, quelle tenace volonté dans l'accomplissement du service, quel attachement profond de l'homme pour « sa » batterie, pour « son » commandant dès qu'il l'a reconnu intelligent et courageux, expérimenté et juste Il leur consacre toutes ses qualités physiques, intellectuelles et morales.

Physiques : c'est un soldat solide, résistant, vigoureux. En général pas très grand, plutôt lourd, il manque certainement de sveltesse et d'élégance, donne plutôt l'impression de force ; il est carré, trapu, éveillant l'idée de son cheval, dont nous parlions plus haut. Il est dur à l'ouvrage, supporte avec une facilité surprenante les intempéries si fréquentes du climat de la mer du Nord, les pluies, les vents, les froids rigoureux. Bon mangeur, il supporte néanmoins aussi facilement les privations, et l'a bien prouvé au cours de la campagne, sans interrompre le labeur le plus fatigant. Quoiqu'il ne dédaigne pas assez la bière ou même les liqueurs aux jours de repos, il n'est pas habitué au stimulant alcoolisé quotidien.

 Intellectuellement, on doit lui reconnaître un jugement nage, pondéré, fermement assis. Pas de brillantes saillies de l'esprit, mais une intelligence nette, précise, exigeant la clarté complète. D’un coup d'œil plus prompt que cette intelligence, et capable, en face de situations compliquées, de les débrouiller rapidement ; et ceci permet à leurs officiers de se reposer sur eux de certaines initiatives, de certaines décisions, d'avoir confiance en leur flair, le fameux flair de l'artilleur, lorsque-les circonstances obligent de les détacher en missions sans contrôle direct. Leurs qualités morales ont pu être appréciées à loisir pendant ces quatre années de. guerre. L'artilleur belge — le Belge en général — est doué d'une très grande pudeur sentimentale. Il exprime rarement et très peu tout ce qui émeut le plus profondément son âme. Il n'aime guère, parler de patrie ou de drapeau : mais à leur pensée son cœur se gonfle, ses muscles se contractent, une excitation profonde s'empare de lui ; il n'en parle pas, mais se fait tuer pour le salut de l'un, pour l'honneur de l'autre. Parlez-lui discrètement, sans mots ronflants, très simplement, de son pays, de sa famille, de l'armée, de sa batterie, à l'observateur superficiel il paraîtra indifférent; regardez-le de près, vous verrez que sa bouche est serrée, que ses doigts s'agitent nerveusement, que ses yeux brillent ou — parfois — se sont embués. Ne lui parlez pas de gloire : il aura l'air de l'ignorer ; mais examinez-le au moment où l'on décore son commandant, où l'on inscrit sur le bouclier ele ses pièces un nom évocateur d'exploits. Pas de cris, pas d'exclamations, pas de vivats; mais voyez comment l'émotion profonde, intense, se traduit par l'attitude du corps, par le geste, par la contrainte elle-même. En ceci le soldat belge ressemble à l'Anglais.

Comment s'extériorisent ces sentiments si jalousement cachés.C'est toute la conduite de l'armée belge pendant la guerre qui en fournit la meilleure, la plus puissante démonstration. Qui pourra dire la dose d'abnégation de tous les jours, la dose d'opiniâtreté, de dévouement ardent et tenace qu'il fallut à l'artillerie belge pour tenir sous le choc des forces décuplées qui l'attaquaient Les premiers qui en furent surpris et le confessèrent turent les Allemands eux-mêmes, qui croyaient « en avoir fini en cinq jours avec cette misérable petite Belgique ». Après quatre années 'de guerre et de rudes combats de tous les jours, ils la trouvent toujours devant eux Les témoignages de cette stupéfaction abondent, tant dans leurs journaux que dans nombre de carnets de campagne de soldats ou d'officiers prisonniers.

A Haelen déjà, le 12 août 1914, ils sont ahuris. Ils croyaient passer sans résistance : ils sont vaincus. Ils arrivaient avec 36 canons, les Belges en avaient 12" seulement. Pour des gens qui ont le fétichisme absolu du nombre et de la force du matériel, l'affaire était simple et facile. Oui. Mais le Belge est têtu. Les 12 7.5 résistèrent aux 36 7.7 pendant des heures et des heures ; et 3 batteries firent en toute hâte, sous un soleil de plomb, par des routes cahoteuses et poudreuses près de 25 kilomètres pour venir aider de leurs douze pièces les vaillants défenseurs. A vingt-quatre canons belges — dont douze fatigués, on le serait à moins — les trente-six canons germains ne résistent point. Et ce jour-là, les Allemands s'enfuirent derrière les rives de la Gette.

 Quelques jours plus tard, aux portes de Tirlemont, un corps d'armée tout entier, le Xe, tente d'écraser une brigade belge qui s'oppose à sa marche en avant. Un jour entier, tout ce corps est fixé sur place presque par un seul régiment d'infanterie. Ses 160 pièces de canon, dont beaucoup d'obusiers lourds, sont tenus en échec pendant 12 heures par une partie seulement des 36 pièces légères de la lre D. A.

Rappellerons-nous la bataille de Quatreeht? Là, les volontaires belges aidaient la brigade des fusiliers marins français à arrêter trois brigades allemandes lancées sur Gand. Là, trois batteries belges suffirent à régler le sort de l'artillerie ennemie trois fois plus nombreuse, à soutenir les fantassins •

Dans la région reconquise de Luyghem-Merckem. Ce que les tirs de l'artillerie franco-belge ont fait des bois superbes. A gauche un abri allemand bétonné occupe aujourd'hui par des soldats belges. avec un brio, une audace tels que ceux-ci, Français et Belges, au cours du combat, se levaient, enthousiastes, pour acclamer les canonniers, tandis que l'adversaire s'enfuyait, abandonnant ses pièces. A ce moment, la prodigieuse aventure de Liège était déjà passée dans l'histoire. On n'ignorait pas que la 3e division d'armée, forte de ses 60 canons de 7.5, avait tenu tète, pendant tout le temps nécessaire à la concentration de l'armée, à des fractions issues de cinq corps, traînant avec elles 250 pièces légères et lourdes. On sait la part prise par ces 60 canons belges à l'hécatombe formidable. On sait que, en partie grâce à eux, les Germains désemparés s'enfuirent en laissant autour des positions de Barchon et de Boncelles le meilleur de leurs forces d'attaque; qu'ils refluèrent jusqu'au Rhin, ayant perdu 42 000 hommes, des drapeaux et des canons

C'est à partir de ce moment que les Belges chantaient, en un couplet de circonstance :

Un seul canon contre cinq et pas plus. Les Allemands seront toujours battus

Puis ce fut la lutte sur la Gette, sur la Dyle, et la retraite lente, parfaitement ordonnée, vers la position fortifiée d'Anvers, avec ses arrêts, ses retours offensifs, ses combats partiels, tout ce qui coûta aux Allemands le temps le plus précieux, des hommes et des canons, tout ce qui ruina, en quinze jours de piétinement, leur espoir de vaincre rapidement la France pour, après, se tourner contre l'Angleterre. Liège, la retraite de la frontière jusqu'aux positions d'Anvers, c'est là que fut miné le colosse militaire allemand, et l'artillerie de campagne belge y joua un rôle considérable.

Mais le rôle de l'armée belge n'était pas fini; les artilleurs avaient encore à combattre, à tenir. A partir du 20 août ce fut la bataille sur le Rupel, la Nèthe et l'Escaut. Ce furent les expéditions contre les bases établies par l'ennemi en Belgique.

Ce furent les attaques répétées sur leurs voies de communications ; ce furent les sorties offensives telles celles des 25 et 26 août où la plupart des positions adverses furent enlevées ; celle du 6 septembre où Termonde fut réoccupée ; celle du 9 au 13 septembre où l'ennemi subit des pertes cruelles, où Aerschot fut reprise, où Wesemael et Louvain furent atteintes, où l'attaque belge — de l'aveu des critiques officiels allemands — exerça une influence énorme sur l'issue de la bataille de la Marne ; la sortie enfin des 25 et 26 septembre, la dernière- avant la chute d'Anvers.

Pendant la période active du siège, l'artillerie de campagne eut à fournir un labeur énorme et accablant pour assurer le plus longtemps possible la défense des secteurs entre forts.

Sans cesse elle fut sur la brèche. Ses batteries, en trop petit nombre, devaient se multiplier pour faire face partout, sans répit. Faire face... A quoi L'on ne voyait rien. Mais sur les positions d'intervalles comme sur les forts tombaient des masses énormes d'acier venues on ne sait d'où. Et les obus de tous calibres pleuvaient ele partout, en avalanches. Les 420 eux-mêmes ne dédaignaient pas de battre les tranchées d'infanterie et les positions d'artillerie. Et cependant les Belges restèrent. Ils n'évacuèrent les intervalles que lorsque les forts eurent été anéantis. Alors, ce fut la retraite, la magnifique retraite d'Anvers, qui restera historique. Déjà les Allemands avaient annoncé au monde : « Anvers est prise, l'armée belge est capturée. »

Dans l'enceinte jalonnée de forts pulvérisés, ils ne trouvèrent ni un homme ni un canon intact. L'on sait leur rage à la suite de cette déception et l'on connaît les témoignages de la colère du kaiser.

Pour couvrir cette retraite, difficile, l'artillerie eut encore à se dépenser : protection du flanc de l'armée, défense des passages de l'Escaut, et il faudrait pouvoir évoquer les belles actions de Termonde, de Schoonaerde, de Melle, etc., etc.

Enfin, le 15 octobre, les Belges sont sur l'Yser. Tout ce que l'on a dit, tout ce que l'on dira de cette lutte désespérée restera inférieur à la vérité. Les troupes étaient épuisées par plus de deux mois de combats de tous les jours, de combats horriblement inégaux; épuisées par ce siège où elles avaient vu tout crouler autour d'elles sous un fantastique déluge d'artillerie; fatiguées par cette succession de retraites combattantes et périlleuses, par cette tension constante et prolongée sous l'énorme pression d'un ennemi et d'un matériel d'une puissance écrasante, par les marches et les travaux ininterrompus.

On les croyait incapables d'effort, et cependant on les suppliait de tenir vingt-quatre heures encore. C'était, et le commandement le savait bien, c'était exiger un miracle. Le miracle se fit. Le Belge résista : il résiste toujours Il résista, mourant de fatigue, de faim, de soif, de froid. Le soldat dormait debout, éreinté; il dormait en marchant. Il ne se réveillait que pour combattre. Plus d'une fois j'ai vu les hommes se bourrer mutuellement, se pincer pour se tenir éveillés.

Le Belge résista. Et non pas seulement deux jours, mais neuf jours. Le dixième, enfin, une division française vint à son aide dans cette lutte surhumaine.

Lutte surhumaine : l'armée belge, au 12 octobre 1914 comptait 48 000 fusils. La IVme armée allemande, dont les trois quarts étaient jetés entre Nieuport et Boesinghe, contre les forces du roi Albert, comptait quatre corps tout frais : les 22me, 23me, 24rae et 27me, en plus le 3me corps de réserve, en plus encore une division d'ersatz et une brigade de landwehr ; pas loin cle 250 000 hommes

Lutte surhumaine : il restait aux Belges des pièces de 7.5 fatiguées, usées par un tir quotidien pendant deux mois et demi et quelques obusiers de 150. Les Allemands traînaient avec eux 500 pièces à peu près de 7.7, 150 obusiers de 105, 75 obusiers de 149.7, des canons de 105 et de 130, des pièces de 210 en nombre indéterminé, et même des pièces de 380

Lutte surhumaine : un seul de ces jours de résistance héroïque que nulle plume ne peut décrire, coûte à l'armée belge une part précieuse, de ses effectifs. Un rapport officiel signale que les pertes s'élèvent, fin octobre, à plus de 14 000 hommes : le tiers de la force totale Et un axiome militaire affirmait qu'une troupe est hors de combat lorsqu'elle a perdu un cinquième de son effectif.

Lutte surhumaine et sacrifice admirable, que l'histoire retiendra sans doute et dont les Alliés se montrent à jamais reconnaissants envers la Belgique.

Dans cette défense de l'Yser, l'artillerie de campagne partage l'héroïsme de l'infanterie. Une pièce contre trois et quatre, de calibres et de portées infiniment plus grands Il faut se trouver partout, tirer partout, toujours. Le temps manque pour installer des positions. Il faut souvent ouvrir le feu en cours de route d'un emplacement à un autre. Jour et nuit au travail, on ne cesse de combattre que pour se déplacer, de trotter que pour tirer. On ne peut pas s'arrêter, parce que l'on est repéré, encadré, touché. L'ennemi est là, il presse ; les messages urgents réclament un barrage ici, une contre-batterie là.

Les hommes blessés servent jusqu'à épuisement. Quand ils tombent, les réserves, des sous-officiers, des officiers suppléent, prennent les places vides. Un vent de folie héroïque a certainement passé, ces jours-là, sur l'armée belge. Chefs et soldats sont enragés. L'activité est folle, l'ardeur est farouche. Les tuniques sont dépouillées : on travaille mieux le torse nu. Plus de chevaux : conducteurs et officiers s'attellent aux roues pendant les trajets les plus longs, sur les routes les plus balayées. Le ravitaillement est dur : tout le monde peinera, trimera, mais le canon ne peut pas chômer. Et cependant quelques-uns durent cesser le tir, pas longtemps, faute de munitions, même de réserve. Ils ne voulurent pas quitter la bataille et attendirent l'arrivée des obus étrangers.

Que voulez-vous L'artilleur belge est tenace.Ne peut pas chômer... Et cependant beaucoup en furent menacés et durent ralentir le feu, sous les balles de l'infanterie adverse, pour prolonger leur action. Le 23 octobre, un rapport de la 6me division d'armée annonce que les dernières réserves s'épuisent : plus que 160 coups par pièce. A la 2me division d'armée, plus que 100 ; à la 3me division d'armée plus que 90

Le 1er novembre, la plupart des pièces sont hors d'usage, à force d'avoir tiré. Le 4 novembre, la 2me division d'armée n'a plus cme 15 canons valides. Le même jour, la 4me n'en a plus que 12

Et les Allemands amènent chaque jour de nouvelles batteries

Les groupes belges Il faudrait les citer tous. Mais tous n'ont-ils pas eu, d'ailleurs, les honneurs de l'ordre du jour

Sur les boucliers de tous n'inscrivent-ils pas en lettres glorieuses les noms de Saint-Georges, de Nieuport, de Rams-cappelle, de Schoorbakke, de Pervyse, de Stuyvekenskerke, dé Dixmude, de Steenstraat Et ces noms eux-mêmes ne sont-ils pas célèbres dans le monde entier

Des exemples L'on n'ose choisir, tant ils abondent et se valent.

Au hasard, vous citerai-je cette 49mc batterie qui s'installe à 250 mètres de l'Yser ; qui, pour mieux éparpiller son tir, démolit son masque et, dès lors, travaille à découvert Les chevaux sont perdus ; les hommes, blessés, tués ; la batterie s'accroche cependant sur ses positions, ne les quitte que par ordre supérieur.

Vous citerai-je ce groupe contrebattu par plusieurs batteries de 7.7 et de 13.0, puis par une autre de 21.0, et qui ne cesse de tirer pendant six jours '? Il ne change de place que pour s'avancer — à bras — de quelques mètres, et bombarder, à découvert, l'infanterie allemande de plus en plus menaçante. Retiré par ordre, il s'éloigne peu, reprend à nouveau son tir ininterrompu de jour et de nuit. Le dixième jour, il est cité aux ordres. Il a perdu un commandant, un officier, une quinzaine d'hommes, une vingtaine de chevaux, deux pièces démolies par des coups de plein fouet ; mais pas une heure, entendez-vous, pas une heure il n'a interrompu son travail ; il a tiré ces derniers jours près de 19 000 projectiles.

Ou bien nommerai-je cette batterie qui eut les honneurs de la citation allemande Elle est au feu depuis le 18 octobre. Quelques jours plus tard, un ordre du commandement ennemi prescrit de la réduire au silence, car elle empêche la progression de la 5me division de landwehr (ordre trouvé sur un officier prisonnier). Le 6 novembre, la batterie tire toujours

Nommerai-je plutôt ce groupe qui tient le feu à 700 mètres de l'ennemi, dont 10 pièces sur 12 sont démolies l'une après l'autre, les deux dernières continuant toujours à tirer

Ou cet autre, également de la lre division d'armée, dont tous les canons sont aussi détruits un à un et qui tire jusqu'à ce que le dernier soit hors d'état

Cet autre encore qui voit tuer le personnel tout entier d'une pièce, dont 22 hommes sont hors de combat, 80 chevaux tués, et qui reste toujours en action?

Mais il faut se borner, dans cette énumération de hauts faits et d'exploits, officiellement consignés. Mieux encore que ces récits, l'ensemble d'une campagne vigoureusement, opiniâtrement tenue contre des forces décuples a prouvé à la face du monde la combativité, la force de résistance, le ferme courage des artilleurs belges.

Parlerons-nous spécialement des qualités de leurs officiers?

Mais ce sont les qualités de leurs hommes dont ils partagent l'existence avec ses misères et ses dangers. Quant à leur science, nous avons pu en parler plus haut en signalant leurs études, leurs travaux, leurs adaptations, leurs découvertes. Demandez d'ailleurs l'avis des Français ou lisez leurs témoignages relatifs aux batteries qui les aidèrent si utilement au cours de la bataille de la Somme. Demandez celui des Anglais qui, pendant si longtemps, apprécièrent l'appui d'un régiment d'artillerie de campagne belge attaché à leur armée; qui souvent réclamèrent et réclament la collaboration des artilleurs belges dans leurs actions offensives ; voyez leurs communiqués officiels à leur sujet, et les preuves de leur satisfaction.

Hier, un commandant anglais me disait, au moment où il quittait le front des Flandres pour... un climat plus agréable et un peu. moins brumeux : « Ah je ne regrette rien de ce que nous laissons ici. Si, pourtant, le plaisir que j'avais à voir tirer les deux batteries belges là-bas. Je n'ai jamais vu de si beaux tirs : en cinq coups ils faisaient taire les canons ennemis qui nous gênaient. Je crois que je n'en verrai plus de si bonnes. »

Quant aux services rendus par leurs ateliers et usines de fabrication de matériel d'artillerie et de munitions, quant à l'activité, à la science, à l'industrieuse énergie des chefs et des travailleurs de ces fabriques, ne viennent-ils pas encore — il y a peu de temps — d'être loués hautement par le gouvernement anglais à l'occasion du millionième obus livré par les Belges à l'armée britannique

Sommairement, nous avons ainsi passé en revue l'histoire de l'artillerie de campagne belge pendant la guerre. Nous avons vu sa faiblesse du début. Nous avons vu quelle fut la vigueur de son action malgré la pauvreté de ses moyens, la part importante qu'elle prit à l'héroïque résistance opposée à la masse

des envahisseurs. Nous savons qu'elle ne put faire durer cette résistance que grâce aux solides qualités, au courage surhumain de ses soldats, de ses officiers.

Nous avons vu qu'elle s'est accrue, multipliée, fortifiée dans des proportions surprenantes. Nous avons apprécié la valeur de l'effort susceptible de produire de si brillants résultats dans de si déplorables circonstances.

Nous avons admiré la patience du peuple, le courage du soldat, la résolution et l'initiative du commandement capables d'édifier de si grandes entreprises sur de "si pitoyables ruines, capables non seulement de tenir, de se relever soi-même, mais encore de venir en aide à d'autres.

Grâce aux vertus de ses enfants, la Belgique a pu continuer à vivre, à résister, à lutter dignement malgré l'écrasante supériorité des forces, décuples, assaillantes ; à combattre toujours alors que son adversaire la croyait à jamais broyée.

Sa défense se perpétue sur l'Yser — tous les jours âprement attaqué — et continue magnifiquement la défense de Liège, celle de la Gette, celle d'Anvers.

L'armée belge, quotidiennement, activement, participe à l'énorme combat ininterrompu. L'action mordante de son infanterie est soutenue par l'action vigoureuse, souvent décisive, de son artillerie de campagne sans cesse au travail. Et, dans l'infernal concert, l'une et l'autre jouent leur partie, vaillamment, sans répit, heure par heure.

Elles sont aujourd'hui, grâce aux progrès réalisés, à la hauteur du rôle qui sera dévolu plus tard à leur patrie, de la situation mondiale que lui auront bien méritée et son sacrifice volontaire et le courage opiniâtre de ses soldats et la tenace énergie de ses chefs.

La Belgique aura fièrement conquis une souveraineté qu'elle sera désormais prête à faire respecter, s'il le faut, par son armée solide, appuyée d'une artillerie moderne et puissante : souveraineté que réclament impérieusement ses fils, souveraineté à laquelle la convient ses Alliés reconnaissants.

Lieutenant E. van Erde.