Artillerie
de campagne
Deuxième partie
2 – L’environnement de l’artillerie
19L’artillerie
ne peut se résumer aux techniques industrielles qui permettent de
construire des canons et les moyens de les faire se déplacer sur le
champ de bataille. Déjà Gribeauval avait considéré, dans les
années 1765, que l’artillerie était un système dont la valeur
globale était celle du plus petit élément. L’industrialisation des
fabrications d’armement est intimement liée à toutes les avancées
technologiques. L’acier, le four Bessemer, la machine à vapeur, la
chimie ont totalement transformé l’artillerie de la seconde moitié
du xixe siècle. La Première Guerre mondiale est le premier conflit
de l’ère du moteur à explosion : elle a commencé à pied et à cheval
et s’est terminée avec le char et l’avion. La manœuvre prend une
autre ampleur avec le moteur terrestre et l’avion. La mise en œuvre
de l’artillerie est ainsi directement liée à cette évolution qui
n’est plus celle des tubes, mais celle du déplacement des canons et
des munitions d’artillerie.
20Durant
le second conflit mondial, cette situation n’a fait que s’amplifier
et a totalement modifié l’emploi de l’artillerie. Néanmoins, les
transformations ont été moins rapides que ce que la mémoire retient
avec les images des combats de 1944-1945. Le canon s’est certes
affranchi du cheval, mais cela a pris du temps entre la fin des
années 1930 et 1945 et ne s’est pas réalisé de la même manière chez
tous les belligérants.
21Dans
l’entre-deux-guerres, la France a hésité entre l’avoine et l’essence
et, en 1939, il y a certes de l’ordre de 3 000 chars en ligne, mais
la majorité de l’artillerie est hippomobile et la quasi-totalité de
la logistique dépend du cheval [4][4]Rémy
Porte, L’artillerie française de l’entre-deux-guerres, du….
C’est cette armée qui est victime de la guerre mécanique des
Allemands au printemps de 1940.
22Néanmoins,
et contrairement à une idée reçue, en 1940, la Wehrmacht est très
largement une armée hippomobile [5][5]Jean-Jacques
Langendorf, Les chevaux de la Wehrmacht, in….
Les mémoires ont majoritairement retenu les photographies des
panzerdivisionen,
mais la proportion générale est de trois chevaux pour un véhicule à
moteur. Les troupes qui défilent à Paris fin juin 1940 sont
hippomobiles même si ce sont les chars qui ont percé à Sedan. Les
troupes allemandes qui entrent en Union soviétique en juin 1941 sont
majoritairement hippomobiles : il y a 750 000 chevaux. Ainsi,
l’artillerie allemande dans les années 1939-1942 est surtout tractée
par des chevaux. Certes, il n’y a plus de régiment de cavalerie ; il
n’y a plus guère de « chevaux de guerre », mais des centaines de
milliers de chevaux de trait réquisitionnés en France, en Belgique,
en Pologne. Les régiments d’artillerie des divisions d’infanterie
sont hippomobiles. Dans chaque régiment, les trois batteries de 105
et les trois autres batteries de 150 sont tractées par des chevaux.
Les approvisionnements sont liés au cheval dont l’emploi perdure, en
particulier sur le front de l’Est, car il est considéré comme plus
fiable que le moteur en raison de son adaptation au terrain et au
climat. Le chiffre des pertes de chevaux sur les divers théâtres
d’opérations, entre juin 1941 et décembre 1944, est de 1 558 000 !
Il convient donc de modérer certaines appréciations sur la
motorisation de l’armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale,
il en va de même pour l’artillerie soviétique. Il n’y a pas de
véritable réseau routier dans la majorité de la Russie d’Europe, le
point culminant est de l’ordre de 400 mètres, l’automne et le
printemps transforment les mauvais chemins et les pistes en
bourbier. Le cheval est plus adapté à la situation. De ceci, il
convient de noter que la motorisation des armées en général et de
l’artillerie en particulier ne peut se développer que s’il existe
des infrastructures routières adaptées aux véhicules à moteur. À la
guerre, la technique est toujours tributaire du terrain.
23Le
grand changement sur le mode de traction vient des États-Unis [6][6]Paul
Gaujac, De la cavalry à l’armor, in L’artillerie, le….
Au moment de l’entrée en guerre en 1942, l’armée américaine tient
très modestement le 17e rang dans le monde. Elle n’a pas fait sa
mutation et est largement héritière du corps expéditionnaire
de 1917-1918. Son artillerie a été formée avec du matériel et des
techniques d’emploi françaises. Ne dit-on pas alors que l’artillerie
du plus grand pays industrialisé est « fille » de l’artillerie
française. Lors de l’entrée en guerre, il a fallu mettre sur pied
une véritable armée à l’échelle de la dimension mondiale du conflit.
L’industrie civile fut adaptée en quelques mois à la production de
guerre. Le pays qui était le premier producteur de véhicules
automobiles devient, par glissement de technologie, le pays ayant la
première armée motorisée. En 1943, il n’y a plus de chevaux dans
l’armée américaine. Toutes les productions devant partir quasiment
de zéro, il est logique que l’artillerie ait été motorisée dès sa
conception dans un véritable système. Ceci est renforcé par le fait
que la guerre que vont mener les troupes américaines va se dérouler
en France, en Belgique et en Allemagne, contrées où il existe de
réelles infrastructures routières adaptées aux véhicules
automobiles, ce qui, en revanche, n’est pas toujours le cas en
Italie.
24L’artillerie
de campagne britannique, majoritairement hippomobile, a quasiment
disparu à Dunkerque en 1940. Sa rénovation a été réalisée avec un
large soutien américain qui l’a fait passer de l’ère du cheval à
celui du moteur. Après les accords d’Anfa, le réarmement des troupes
françaises en Afrique du Nord a été réalisé selon les standards
américains [7][7]Gilles
Aubagnac, L’artillerie de campagne française d’août à…,
les chevaux ont alors disparu de l’artillerie. Néanmoins, quelques
batteries de montagne transportées à dos de mulet ont subsisté en
particulier au sein du corps expéditionnaire en Italie ; se retrouve
encore ici l’illustration de la liaison entre moteurs et
infrastructures routières.
25Ainsi,
la manœuvre de l’artillerie des Alliés occidentaux en Europe, à
partir du débarquement en Italie, est une manœuvre mécanique par
engins à moteurs. À la technologie des canons, il convient donc
d’associer celle des véhicules tracteurs d’artillerie qui devient
indissociable du canon. La question qui se pose est le choix entre
la chenille et la roue. La traction par chenille a fait d’énormes
progrès depuis la fin de la Grande Guerre. La vitesse a été
multipliée par un facteur de 3 ou 4. Néanmoins, ce sont des engins
dont la fiabilité n’atteint pas celle des véhicules à roues ; à la
fin de la guerre, la durée de vie d’un train de chenille est
d’environ 2 000 km. Ce chiffre n’a guère varié durant toute la
seconde moitié du xxe siècle et encore, de nos jours, la question se
pose, globalement, de la même manière.
26De
gros progrès ont été faits, à la fin des années 1930 et lors de
l’entrée en guerre, pour rendre, sur les véhicules à roues, les deux
ou trois essieux « tracteurs ». Les boîtes de vitesse sont prévues
pour fournir des vitesses lentes et d’autres rapides. Le système de
blocage de différentiel permet de sortir des passes difficiles. Le
camion tout chemin est ainsi devenu le tracteur idéal pour
l’artillerie et va le rester quasiment jusqu’à aujourd’hui [8][8]C’est
aussi la technique du 4 × 4 qui permet aujourd’hui aux….
27Pour
les Américains, le tracteur d’artillerie le plus courant est le gmc,
camion à roues pour les unités équipées de 105 hm2. Le gmc 6 × 6 est
d’ailleurs le camion standard de l’ensemble de l’armée américaine.
Il peut transporter 2,5 tonnes en tout chemin et supporte 4 tonnes
sur route. Le moteur est un gros consommateur d’essence, jusqu’à
50 litres aux 100 km. Pour les canons de 155, le tracteur est plus
puissant, mais fonctionne sur le même principe. L’artillerie
française est équipée de la même manière. Les Américains ont aussi
cédé 220 000 camions aux Soviétiques qui manquaient cruellement de
matériel de transport.
L’arme de l’artilleur est l’obus. Celui-ci, durant le second
conflit, n’a guère fait de progrès par apport à la situation à la
fin de la Grande Guerre. Le profil du projectile, la ceinture de
cuivre, les diverses fusées sont similaires à ceux de 1918 tout
comme les charges et les types de poudre. Une seule amélioration
notable arrive avec les munitions américaines à partir de 1944 ; il
s’agit de la fusée
Pozit
qui permet l’éclatement de l’obus à proximité de l’objectif. En
revanche, si la munition elle-même évolue peu, c’est son transport
par camions qui modifie le rythme de la bataille. La logistique née
au cours de la Première Guerre mondiale devient un réel enjeu de la
manœuvre durant la Seconde.
Le moteur, c’est aussi l’avion. S’il a démontré son rôle dans les
grandes offensives qui mènent au 11 novembre 1918, il est quasiment
né en 1914 avec la recherche du renseignement et le réglage
d’artillerie grâce au colonel Estienne, un artilleur. En France,
avec la création de l’armée de l’air, les artilleurs n’ont plus
d’avions à la fin des années 1930. Les combats de juin 1940 montrent
nettement cette déficience. L’ego de la jeune armée de l’air n’est
pas étranger à cette situation. L’artillerie américaine, lorsqu’elle
arrive en Afrique du Nord, met sur pied des moyens d’observation et
de réglage de l’artillerie avec des petits avions, les
Piper-cubs
en particulier. Les Français équipés suivant les standards
américains font de même et dotent leur artillerie de moyens aériens
dédiés qui ne dépendent pas de l’armée de l’air [9][9]Paul
Gaujac, Naissance de l’aviation de l’artillerie,….
Ce système a sans nul doute été le plus efficace après s’être rodé
pendant la campagne d’Italie. Il a marqué l’armée française – et
bien d’autres armées – jusqu’à aujourd’hui avec la création de l’alat
(Aviation légère de l’armée de terre) [10][10]André
Martini, L’histoire de l’aviation légère de l’armée de….
L’artillerie munie de sa propre « aviation » devient ainsi, outre
son rôle d’appui feu, l’arme du renseignement tactique. C’est l’un
des grands tournants de l’histoire de cette arme en France, jusqu’à
la fin du xxe siècle.
Néanmoins, ni le moteur ni l’avion n’auraient pu changer la façon de
faire la guerre si la radio n’y était pas associée. En 1939, un
régiment français d’artillerie est doté d’environ 15 postes radio
suivant le type de régiment : de campagne, hippomobile, à tracteur,
etc. En 1943, pour un même nombre de tubes, mais dans une
organisation à l’américaine, il y a 150 postes radio. Ce facteur 10
d’augmentation explique, presque à lui seul, l’évolution des
capacités et de l’emploi de l’artillerie. En effet, entre l’avant,
c’est-à-dire l’observateur auprès des fantassins ou des chars
appuyés, et l’arrière, les positions de batteries, l’information
circule en temps réel. Le tir « colle » à la vitesse de la manœuvre.
C’est sans nul doute la radio qui constitue la véritable révolution
technologique de l’artillerie des Alliés de l’ouest en 1944-1945.
Tout ce qui a suivi jusqu’à aujourd’hui – transistor, allégement des
matériels et surtout des accumulateurs, miniaturisation, etc. – ne
constitue que des améliorations des systèmes américains de la
Seconde Guerre mondiale. C’est la radio qui a valorisé, dans
l’artillerie, toutes les évolutions technologiques nées au cours de
la période 1942-1945. Et, à la radio, il convient d’ajouter le radar
qui a grandement modifié la technique du tir de l’artillerie contre
avions. Depuis cette époque – même avec l’avènement de
l’informatique et du satellite – il ne s’agit que d’améliorations
techniques du concept initial.
3 – L’évolution de la manœuvre
28L’artillerie
française, en 1943, s’est organisée sur le modèle américain avec les
différents niveaux de l’armée à la division et, en 1944, elle
s’articule de la manière suivante :
-
un commandement de l’artillerie de l’armée. Ce niveau ne
comprend que des moyens de commandements. En effet, « du fait de
l’extension des fronts, de l’absence d’artillerie à très longue
portée et de la forme même des opérations, ce commandement a
surtout agi en dosant les moyens d’artillerie à l’intérieur des
grandes unités subordonnées » [11][11]Bulletin
d’information de l’artillerie et des fta, n° 2, p. 20. ;
-
deux commandements d’artillerie de corps d’armée. Les moyens
sont totalement dissymétriques entre les deux ca. « L’un
disposant de la 13e brigade américaine à laquelle était rattaché
directement le “bataillon d’observation”, l’autre d’un
commandement d’alca et d’un groupe d’observation d’artillerie
indépendant » [12][12]Idem,
voir aussi Réflexions sur l’organisation d’une artillerie… ;
-
des commandements d’artillerie divisionnaire. Ils sont
parfaitement dotés de matériel et ont un excellent savoir-faire
pour mener une lutte d’artillerie dans toute leur zone et pour
absorber si besoin les moyens de renforcements. L’artillerie des
divisions d’infanterie est composée de quatre groupes : trois de
105 hm2 et un de 155 court modèle 17-18 pour les divisions
nord-africaines et hm1 pour les divisions coloniales. Les
artilleries de divisions blindées sont seulement équipées de
105 M7 montés sur châssis de char Sherman.
Le moteur et la radio ont accéléré la manœuvre de l’artillerie et
modifié de manière significative l’emploi des canons sur le champ de
bataille dans le cadre de cette organisation.
29La
rapidité du tir de l’artillerie est la première conséquence. Lorsque
les batteries sont en place, la demande de tir d’un observateur est
quasi instantanée. L’observateur, qui est un officier ou un
sous-officier d’artillerie, suit les combats au sein d’une unité de
mêlée (infanterie ou char). Il est en relation directe soit avec le
poste de commandement d’un groupe d’artillerie qui « coiffe »
plusieurs batteries, soit directement avec une batterie. Le
commandant de groupement se trouve avec le pc de l’unité appuyée. Il
y a donc constamment un échange d’informations et de renseignements
entre « l’appui » et la « mêlée ». Cette coordination, qui est
renforcée par le rôle des avions d’observation, permet de diriger le
rythme de la bataille. Les batteries avancent, « en perroquet » à la
vitesse des engagements. Une batterie est en position de tir,
pendant qu’une autre se déplace pour rejoindre une autre position.
Ceci, associé à une manœuvre des trajectoires permise par la portée
des tubes, permet d’assurer une permanence de l’appui feu.
L’artilleur français est passé maître dans l’art du maniement des
trajectoires. C’est un jeu de l’esprit qui nécessite la
conceptualisation en trois dimensions des trajectoires suivant des
modèles mathématiques dans le but d’obtenir la meilleure efficacité
des coups sur l’objectif tout en gérant parfaitement l’économie des
munitions.
30L’artilleur
devient aussi un conseiller du fantassin ou du cavalier, ceci a été
particulièrement développé et expérimenté durant la campagne
d’Italie [13][13]Paul
Gaujac, Le corps expéditionnaire français en Italie,….
L’officier d’artillerie doit être animé d’un esprit de géométrie et
d’un esprit de finesse. La technique de l’arme est très cartésienne,
mathématique, mais il faut aussi être ouvert et comprendre les
troupes appuyées. L’artilleur propose des plans de feux, mais dit
aussi ce qu’il ne peut pas faire. C’est de ce dialogue entre
artillerie et infanterie qu’évolue la manœuvre au fil des combats.
Le renseignement obtenu par les avions permet, en outre, d’avoir
souvent un temps d’avance sur la manœuvre ou d’effectuer des
réglages et des tirs sur des objectifs qui ne sont pas vus par
l’observateur terrestre. Ce concept général marque de manière
durable toute la conception du combat interarmes jusqu’à
aujourd’hui.
31Cette
intégration de l’artillerie dans le combat interarmes se met en
place avec les groupements tactiques qui deviennent une
actualisation du système divisionnaire de Guibert. Le moteur, la
radio, l’avion d’observation permettent d’abaisser le seuil du
combat interarmes, de diminuer la masse critique de troupe
nécessaire. Durant la longue période de la guerre froide, ce
découpage conjoncturel et variable des grandes unités – lié au
terrain et à l’adversaire – a été oublié. Il vient de réapparaître
dans les combats actuels en Afghanistan.
En 1918, l’artillerie américaine utilise du matériel français et des
techniques de tir français. Dans l’entre-deux-guerres, elle ne
procède qu’à peu de changements. Pour l’artillerie française qui
opère à partir de 1943, l’essentiel de la doctrine et des procédés
généraux de l’artillerie est contenu dans l’instruction générale sur
le tir (igt) publiée en 1926 et remaniée en 1936. Du côté américain,
il s’agit de la
Firing
(ou
gunnery),
éditée en 1939 et modifiée février 1942 (fm 6-40) [14][14]Voir
une présentation comparative de ces documents dans….
L’instruction française est plus précise, plus méthodique. Le
règlement américain de mai 1944 d’emploi de l’artillerie prévoit [15][15]Voir
Bulletin d’information de l’artillerie et des fta, n° 15,… :
32
-
la mission principale de l’artillerie est d’appuyer
l’infanterie ;
-
l’artillerie n’a un bon rendement que si tout objectif est pris
à partie par toute l’artillerie disponible. Le commandement de
l’artillerie doit donc rester aussi centralisé que le permettent
les circonstances ;
-
la recherche du renseignement est vitale d’où une préoccupation
« renseignement » à tous les niveaux, mais aussi des personnels
et des matériels spécifiques.
La préparation graphique, marquée par le système américain, remplace
la préparation calculée qui a été, pendant longtemps, l’apanage des
officiers d’artillerie polytechniciens. Le réglage en grille
accélère quant à lui l’action de l’observateur et donc la délivrance
des feux. La doctrine américaine et ces procédés de calcul de tir et
de réglage simplifiés, dérivés des possibilités du matériel
permettent d’effectuer des tirs d’emblée et des tirs sur objectifs
mobiles de batterie ou de groupement. C’est là l’une des grandes
nouveautés dans l’emploi de l’artillerie. Ainsi, par exemple, en
Italie, un tir de sept groupes – soit plus de quatre-vingts tubes –
repéré et réglé par un
Piper-cub
arrête et détruit totalement en quelques minutes deux bataillons
allemands sur une route au col d’Esperia le 17 mai 1944. Mais ces
concentrations d’artillerie sont assez rares sur le front Ouest. En
revanche, elles ont été nombreuses sur le front Est : l’artillerie
soviétique a souvent mis en ligne des centaines de tubes. Néanmoins,
la logique n’est pas la même. L’artilleur russe manie mal les
trajectoires et manque de précision topographique ; il compense cela
par une débauche d’obus.
33La
bataille motorisée devient tributaire de la logistique en général et
de celle de l’artillerie en particulier. Ainsi, de la Provence à la
bataille de Colmar, l’artillerie française a tiré 2 104 000 coups,
dont 1 462 000 de 105. Le reste se répartissant dans les autres
calibres. Ces chiffres paraissent énormes, mais il convient de les
relativiser [16][16]Des
comparaisons avec des consommations de munitions….
Pendant toute la campagne de France, le système a fonctionné sur la
base d’allocations accordées par le commandement américain. Ces
allocations ont été consenties pour des périodes variables jusqu’au
10 novembre, par décade ensuite. Elles ont été suffisantes pour
alimenter la bataille jusqu’au 30 septembre.
34Les
combats de Marseille et de Toulon montrent, au grand plaisir des
logisticiens, que les plans sont bons. Les consommations en
munitions sont en dessous des prévisions ; les unités d’artillerie
peuvent appuyer la manœuvre avec toute la puissance requise. Il
s’agit d’une situation confortable : « on » fait la guerre comme on
l’a prévue. L’une des raisons majeures tient au fait qu’il est
interdit à l’artillerie de tirer à proximité des zones habitées afin
de limiter les pertes parmi la population civile. Mais il n’est pas
de même pour le carburant ; la situation devient d’ailleurs critique
dès le 19 août.
35Il
est intéressant de comparer aussi les consommations de munitions
dans des cadres tactiques qui semblent similaires, par exemple, la
poursuite des troupes allemandes entre Rome et Florence, puis
quelques mois plus tard dans la vallée du Rhône. En Italie, la
consommation moyenne pour les 105 hm2 français a été de
70 coups/pièce/jour. En France, elle n’est plus que de 7. Cette
différence significative est liée à la façon de combattre des
Allemands : en Italie, ils manœuvrent en retraite ; dans la vallée
du Rhône, ils fuient.
36À
partir de septembre 1944, l’importance des consommations et surtout
les difficultés de transport depuis la base de Marseille jusqu’aux
dépôts, ont soulevé d’importantes difficultés allant jusqu’à
l’épuisement des disponibilités et devenant l’une des causes de
l’arrêt des combats dans les Vosges les 19 octobre et 6 novembre.
Vers la fin novembre, les allocations étaient de 10 coups/pièce/jour
pour le 105 hm2, alors que les consommations dépassaient les
80 coups ; et, mi-décembre, il ne reste que 400 coups de 105 dans
les dépôts. Après avoir tiré les dotations de batteries, les combats
doivent s’arrêter le 25 décembre 1944, non pas pour une trêve de
Noël, mais parce qu’il n’y a plus de munition d’artillerie ! Les
combats cessent faute d’obus.
37Le
rôle de l’artillerie et de sa logistique est donc un élément
particulièrement important dans cette guerre de mouvement. C’est
l’artillerie qui donne le
tempo
de la bataille.
38Cette
évolution de l’artillerie, au-delà de la technique, a mis en avant
les qualités de l’artilleur. Néanmoins, trouver un bon artilleur n’a
pas été chose aisée, pour la France, dans la période 1942-1945.
En 1943, en Afrique du Nord, l’artillerie connaît, dès le début, des
difficultés pour trouver le personnel nécessaire à son réarmement.
39La
première des causes est liée à la compétence des personnels servant
dans l’artillerie. L’artillerie est une arme technique, qui conjugue
des savoir-faire communs à d’autres armes avec les mathématiques, le
cercle trigonométrique, la table de logarithmes, les sinus et les
tangentes. Ceci entraîne, en Afrique du Nord, une certaine
difficulté pour trouver le personnel d’encadrement – de brigadier
pointeur à chef d’escadron – possédant les prérequis qui permettent
une formation facile et optimale.
40Le
personnel « indigène » [17][17]Suivant
la terminologie de l’époque.
est nombreux, il rend de très bons services dans la manutention des
charges, mais peu dans la technique du tir, de la topographie, de la
conduite automobile et des transmissions. Les unités d’artillerie
ont besoin de cadres possédant ces savoirs préalables. L’armée
d’Afrique, les évadés de France et les « pieds-noirs » [18][18]Suivant
un terme générique et pratique qui désigne les Français…,
plus que dans les autres armes, fournissent donc un encadrement de
qualité même pour les « petits gradés » [19][19]Brigadier
et brigadier-chef pour l’artillerie.
qui sont majoritairement indigènes dans les régiments d’infanterie.
Il est ainsi nécessaire de souligner que si les régiments
d’artillerie sont dits d’Afrique ou de la coloniale, ils sont très
européanisés.
41Mais
une autre arme a aussi besoin de personnel « technique » : les
unités de chars. Artillerie et blindés sont ainsi en rivalité pour
leur recrutement. L’artillerie est plutôt perdante alors que c’est
une arme technique tout autant, si ce n’est plus que les blindés.
Dans les processus du réarmement, l’arme blindée cavalerie reçoit,
d’une certaine manière, la priorité pour des raisons tout autant de
personnes que de nécessités tactiques. En effet, ce sont
majoritairement des officiers issus de la cavalerie qui dirigent le
réarmement à Alger et qui sont, de manière indirecte, responsables
des difficultés de réarmement de l’artillerie.
42La
troisième cause de ces difficultés pour trouver le personnel idoine
réside dans le fait que l’un des buts poursuivis par le gouvernement
d’Alger est de réunir le plus vite possible le nombre de divisions
d’infanterie nécessaire. Ce qui compte pour l’impact « politique »,
c’est le nombre de divisions. Ainsi, l’artillerie de réserve
générale est mise sur le même pied que les services, car
l’état-major d’Alger compte sur les Américains pour fournir les
soutiens et donc l’artillerie de réserve générale. Seuls deux
groupes de réserve générale sont mis sur pied.
43Les
standards américains demandent de nombreux effectifs pour
l’intendance et la logistique. Les Français y sont peu enclins et
préfèrent des unités dites combattantes. Ceci se ressent aussi dans
le domaine de l’artillerie. Le nombre de tubes est globalement
inférieur chez les Français, à effectifs d’infanterie et de blindés
comparables, par rapport aux grandes unités américaines,
britanniques ou russes [20][20]Voir
Étude sur les commandements d’artillerie aux différents….
Ceci est particulièrement évident pour l’artillerie d’action
d’ensemble, les canons de 155 mm, au niveau des corps d’armée. Les
Français n’ont ainsi pas de véritable artillerie de ca.
En 1943-1944, la question des effectifs et de leur préservation est
ainsi encore plus présente dans l’artillerie que dans d’autres armes
car, au-delà de la question quantitative – commune à toutes les
unités – se posent la nécessaire compétence et la qualité préalable
des hommes.
Cette question du recrutement de bons artilleurs a existé durant
toute la seconde moitié du xxe siècle en France et est encore
d’actualité dans le cadre d’une armée professionnelle.
Dans le domaine de la gestion des effectifs, il est intéressant de
rappeler, pour terminer, le cas de l’artillerie antiaérienne
allemande en 1944-1945. Face à l’importance des bombardements
stratégiques alliés sur l’Allemagne et du fait de la déficience de
l’avion de chasse de la Luftwaffe, la dca est de plus en plus
renforcée et dispersée sur la quasi-totalité du territoire. En 1945,
l’ensemble du personnel de dca représente l’équivalent d’une
quarantaine de divisions d’infanterie. Les bombardements alliés
n’ont guère entamé le potentiel de l’industrie de guerre allemande,
en revanche, ils ont mobilisé des hommes qui n’ont pas été
disponibles pour le combat terrestre, sur le front Est en
particulier. Le résultat des bombardements a donc été indirect, car
il a agi sur la gestion des effectifs dans les armées allemandes.
La Seconde Guerre mondiale a été marquée, de manière générale, par
une évolution de l’artillerie, non pas particulièrement dans la
technique proprement dite du canon – ce ne sont souvent que des
améliorations – mais dans son utilisation. Les changements
technologiques sont les résultantes de la mobilité fournie par le
moteur, la radio et l’avion d’observation. C’est l’artillerie qui,
durant les campagnes d’Italie et de France de 1943 à 1945, a donné
le rythme de la bataille. L’artillerie française, majoritairement
hippomobile en 1939, en dépit de quelques combats glorieux – à
Stonne, à Gembloux – en 1940, n’était pas prête pour la guerre
imposée par les Allemands. Néanmoins, l’artilleur français, qui fut
sans nul doute le meilleur artilleur de toutes les armées de la
Grande Guerre, a su retrouver, à partir de 1943, grâce au soutien
américain, une place reconnue. Les changements et les évolutions
autant tactiques que techniques de cette artillerie de la Seconde
Guerre mondiale ont façonné aux États-Unis et en France « l’arme des
feux » durant toute la seconde moitié du xxe siècle et aujourd’hui
encore.
Modernisation et représentations de l’artillerie en Europe
Pierre BOUILLON
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› Modernisation et représentations de l’artillerie en Europe
Si la poudre n’est pas une invention européenne, le développement de
l’artillerie a contribué depuis la fin du Moyen Âge à l’émergence
des États européens et d’une culture militaire propre au continent,
sous l’effet de la circulations des savoirs techniques. L’artillerie
a également participé à l’élaboration d’une manière spécifique de
faire et de vivre la guerre, qui a culminé avec les deux conflits
mondiaux. Ce faisant, elle a conduit, à travers toute l’Europe, à
une expérience particulière de la guerre qui, de traumatismes en
destructions, a marqué par sa puissance dévastatrice la mémoire
européenne.
Une batterie de katiouchas en action lors de la bataille de
Stalingrad, 6 octobre 1942. RIA Novosti archive, image #303890
Développement de l’État-nation et révolutions technologiques
Catapultes et balistes ont été utilisées dans l’Antiquité et au
Moyen Âge mais une révolution intervient dans l’usage militaire de
projectiles aux xive et xve siècles, avec
l’apparition en Europe des armes à feu. À vocation collective et non
individuelle, les pièces les plus lourdes, nécessitant une traction
animale et plusieurs desservants, deviennent alors ce qu’on appelle
l’artillerie. Les premières pièces fabriquées de manière artisanale
et empirique laissent progressivement la place à des canons produits
de façon industrielle et scientifique. L’une des raisons majeures de
cette évolution est l’émergence de l’État moderne, à partir du xvie siècle,
qui se renforce lui-même par l’artillerie tout en s’imposant comme
l’artisan de sa modernisation. Lui seul, en effet, peut assurer son
développement, pour des raisons financières et techniques, en
s’appuyant sur une fiscalité émergente, sur une administration
capable de gérer une logistique croissante et sur une armée à son
service.
Cette action de l’État vient seconder des évolutions techniques qui
concernent l’ensemble des pièces constituant un canon. Ainsi, le
bronze s’impose pour le tube du canon à partir de la Renaissance,
jusqu’au passage à l’acier à partir du milieu du xixe siècle.
L’autre innovation majeure intervient aussi au xixe siècle,
avec l’adoption de canons rayés qui permettent la démultiplication
de la portée et de la précision. Quant à la cadence, elle est
accélérée au même moment par l’adoption du chargement par la
culasse, et non plus par la bouche. Le projectile est également
modifié de façon radicale au xixe siècle, avec l’abandon
du boulet au profit de l’obus. Il en va de même pour l’explosif,
avec le remplacement, à la fin de ce siècle, de la poudre par la
cordite, la mélinite et le fulmicoton, des explosifs sans fumée,
plus puissants et moins risqués. Enfin intervient simultanément
l’invention du frein hydropneumatique pour le canon de 75 français
avec, pour conséquence, une nouvelle augmentation de la cadence et
de la précision du tir.
La production en série de canons et la multiplication de
l’artillerie lourde est permise par la révolution industrielle, les
capacités d’un pays en matière d’artillerie dépendant de son niveau
d’industrialisation. Ainsi la Prusse puis l’Allemagne s’incarnent,
dans les représentations européennes, dans la puissance tant de
l’artillerie Krupp que du bassin industriel de la Ruhr. La
modernisation de l’artillerie bénéficie enfin de la circulation de
savoirs à l’échelle européenne. De l’Italie durant la Renaissance à
la France au xviiie siècle, de la Prusse au milieu du xixe siècle
à la France (de nouveau) à la fin du xixe siècle, les
innovations techniques et les réflexions théoriques passent d’un
espace européen à un autre.
Au cœur des combats et des représentations de la Grande Guerre
La Grande Guerre constitue, à la suite des mutations du siècle
précédent, l’apogée de l’artillerie. Elle entraîne également une
diversification des types de pièces, avec des mortiers adaptés aux
tranchées, ainsi qu’une artillerie tractée mécaniquement, appelée
« artillerie spéciale » en France : la future arme blindée.
Parallèlement, pour répondre aux nouvelles armes, émerge
l’artillerie antiaérienne puis antichar. Ce conflit améliore les
moyens d’observation et de communication, avec la photographie
aérienne, le téléphone et la télégraphie sans fil, chacun mis au
service de l’artillerie. La modernisation de celle-ci s’inscrit
ainsi dans un continent européen marqué par des innovations
techniques et scientifiques rapides, mais aussi par une
alphabétisation généralisée à la fin du siècle précédent qui rend
possible la massification du corps des artilleurs, souvent formés à
la physique et à la trigonométrie dans les écoles scientifiques.
Cette modernisation de l’artillerie durant la Grande Guerre entraîne
en effet un rééquilibrage au sein des forces armées, au bénéfice de
l’artillerie et aux dépens de l’infanterie. L’expérience guerrière,
qui était jusque-là de manière écrasante celle des fantassins,
devient aussi de plus en plus celle des artilleurs. En raison de son
caractère d’arme « savante », cette expérience est en outre liée à
une vision plus scientifique et rationalisée de la guerre, du moins
dans les perceptions.
Mais la modification de l’expérience de guerre est aussi liée à la
manière dont l’artillerie agit sur les soldats au combat. À partir
de la Première Guerre mondiale, des évolutions visibles dès les
guerres napoléoniennes s’amplifient. Le bruit frappe les soldats, au
point de conduire certains’à la démence, un syndrome rapidement
appelé « obusite » ou « shell schock » en anglais. Le champ de
bataille est également entièrement remodelé par l’action de
l’artillerie, supprimant tout repère et sentiment de protection.
Enfin, à partir du début du xxe siècle, les blessures
sont majoritairement le fait de l’artillerie et marquent les
esprits, notamment avec les « gueules cassées ». Enfin, le dernier
facteur entraînant une mutation définitive de l’expérience
guerrière, et lié pour une grande part à l’artillerie, consiste en
l’anonymisation croissante du combat : outre la massification des
effectifs due à la conscription, c’est la mort elle-même, donnée et
reçue, qui devient anonyme. S’achève ainsi une évolution de long
terme qui s’était accélérée au siècle précédent avec l’évolution de
l’artillerie et des autres armes à feu.
Une artillerie marginalisée à partir de la Seconde Guerre mondiale ?
Si l’artillerie est au cœur de la Grande Guerre, c’est aussi ce
conflit qui marque la fin des innovations radicales en la matière.
Les améliorations, depuis, tiennent à la portée, la précision, la
traction, et surtout à l’usage du radar et de la radio qui permet,
depuis la Seconde Guerre mondiale, de coordonner en direct
l’observation et les frappes d’artillerie. L’artillerie, durant ce
conflit, acquiert une mobilité réelle, de concert avec la
motorisation de l’ensemble des forces armées.
Dans les représentations de 1939-1945, l’artillerie demeure à bien
des égards emblématique de la violence des combats, alors qu’elle
perd de l’importance face à l’aviation dotée d’une force de frappe
inédite. La puissance de l’Armée rouge, sur le front de l’Est, est
ainsi associée à ses forces blindées, mais aussi à son artillerie,
deux atouts militaires associés à l’image de l’URSS comme grande
puissance industrielle. Un décalage apparaît cependant entre cette
image et la réalité des combats dans lesquels l’infanterie conserve
un rôle incontournable. De plus, si la réalité du combat est celle
d’une artillerie classique, ce sont les
katiouchas,
ou « orgues de Staline », qui marquent les imaginaires. Cette
innovation, qui consiste en l’installation de roquettes sur des
châssis de camion, se distingue donc de l’artillerie au sens strict
mais contribue tout particulièrement, en dépit de son imprécision, à
inspirer l’effroi dans les rangs allemands, du fait de son bruit
caractéristique et de sa réputation d’efficacité en matière de tirs
de barrage.
Cette innovation est également caractéristique d’une nouvelle
inflexion dans l’histoire de l’artillerie, marquée durant la seconde
moitié du xxe siècle par la place croissante des roquettes et fusées
dans les arsenaux militaires. La modernisation de l’artillerie n’en
a pas moins continué durant cette période. Par exemple, les images
satellitaires, les lasers ou l’informatisation des calculs
constituent autant de nouvelles innovations extérieures à
l’artillerie, mais désormais intégrées à son usage.
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