Artillerie de campagne

Première partie

 

Premiers exemples

Si l'artillerie est surtout dans ses débuts cantonnée aux opérations de siège, il arrive parfois qu'on essaye de la déployer lors d'une bataille — un exemple célèbre étant la bataille d'Azincourt en 1415 — mais les résultats sont peu probants. Il est impossible de déplacer les canons une fois la bataille engagée, et, au vu de la portée de l'époque, cela limite leur rôle au mieux à la défense. Les pièces sont en outre incapables de fournir un tir soutenu et explosent généralement après dix à douze coups. Leurs projectiles manquent à la fois de précision et d'efficacité. Au bout du compte, le seul bénéfice est l'effet moral, la fumée et le bruit.

Voiture-pièce de canon de campagne - Musée de l' Armée - Paris

Jean Bureau et son frère Gaspard Bureau, Grands maîtres de l'artillerie du roi Charles VII, utilisent massivement l'artillerie mobile (300 canons) lors d'une bataille rangée pour la première fois en Occident, remportant la victoire contre les Anglais à la bataille de Castillon, mettant ainsi un terme à la guerre de Cent Ans1.

Canon du XVIe siècle, gravure d'un ouvrage de Walther Hermann Ryff, 1547.

Cependant, au tournant du XVIe siècle, la métallurgie et de nouvelles techniques de construction des canons permettent des progrès majeurs, qui vont commencer à rendre l'usage de l'artillerie sur le champ de bataille beaucoup moins folklorique. La première de ces innovations est la généralisation de l'affût à roue, auquel s'associent bientôt les tourillons directement coulés avec le tube, qui permettent à la pièce de reposer directement sur l'affût, tout en restant orientable en site. Le canon prend une allure qu'il va garder pendant plusieurs siècles, et gagne au passage une certaine mobilité. Deux autres améliorations sont aussi introduites à cette époque, l'usage de plus en plus fréquent du bronze pour la fabrication des pièces et de la fonte de fer pour le projectile. Le bronze, alliage de cuivre et d'étain, malgré son prix, se révèle rapidement un meilleur choix que le fer car il permet une fabrication par moulage et non plus par forgeage. L'épaisseur est plus régulière et le matériau moins cassant : les canons sont alors moins sujet à l'éclatement des tubes. Le projectile métallique, lui, n'éclate pas comme celui en pierre et permet des rebonds très meurtriers contre les formations serrées de fantassins ou de cavaliers. Un des grands précurseurs de cette nouvelle artillerie est l'empereur Maximilien Ier de Habsbourg, qui est aussi un des premiers à classifier ses canons en deux grandes catégories, de siège et de campagne. Il est aussi le premier à rendre indépendants ses artilleurs en les rassemblant dans un corps spécifique.

La progression dans l'efficacité sur le terrain est très rapide. Si en 1477, à Nancy, les piquiers suisses s'emparent des trente canons bourguignons avant que ceux-ci aient eu le temps de tirer, moins de quarante ans plus tard, à la bataille de Marignan, ces mêmes piquiers doivent reculer en perdant sept mille des leurs, face à soixante canons français. Comme pour celle de siège, l'artillerie de campagne est devenue un atout majeur des armées en campagne, et de nombreux théoriciens essayent de rationaliser son emploi alors que le nombre de pièces augmente rapidement. De nombreux problèmes pratiques limitent néanmoins encore son efficacité. Des progrès techniques, mais surtout d'organisation et de doctrine sont encore nécessaires.

En 1540, Georges Hastmann met au point l'échelle des calibres, une règle en métal qui fait correspondre le calibre intérieur d'un canon avec la masse de son boulet, ce qui supprime la nécessité de peser le projectile et la poudre nécessaire. Mais le progrès le plus important, et aussi le plus long, est la diminution et la rationalisation des types et des calibres des pièces d'artillerie. L'évolution est lente mais sûre, car si l'armée de Charles Quint a plus de cinquante modèles de canon en service aux alentours de 1550, l'armée française n'a plus que sept modèles: le canon, la grande couleuvrine, la couleuvrine moyenne, la couleuvrine petite, le faucon, le fauconneau et l'arquebuse à croc. Les autres grandes armées européennes ont dans le même temps adopté des calibres similaires.

À l'époque d'Henri II, il existait, pour la France, 6 calibres pour l'artillerie de campagne :

  1. Le canon, dont le projectile pesait de 33 livres 4 onces à 34 livres.

  2. La grande couleuvrine, dont le projectile ordinaire de 15 livres 2 onces ne dépassait pas 15 livres 4 onces.

  3. La coulevrine bâtarde, avec un projectile, en moyenne, de 7 livres 2 onces ou 7 livres 3 onces.

  4. La coulevrine moyenne, avec un projectile de 2 livres.

  5. Le faucon, avec un projectile de 1 livre 1 once.

  6. Le fauconneau, avec un projectile de 14 onces.

À titre d'exemple, l'artillerie installée par les troupes françaises au siège de Thionville en 1558 est composée de

  • 12 canons de calibre empereur

  • 6 grandes couleuvrines de 18 pieds de chasse pour battre les défenses

  • d'autres pièces de campagne

Cependant seuls les calibres sont fixés, les autres caractéristiques des canons variant d'une pièce à l'autre, ce qui complique énormément l'entretien des pièces en campagne — une roue, par exemple, n'étant pas interchangeable entre deux canons de même calibre. Les progrès sont néanmoins sensibles au niveau des performances des pièces durant le XVIe siècle. La portée du projectile a triplé, passant d'environ 100 mètres à 300, et la durée de vie des tubes a été multipliée par dix : Il devient possible de tirer une centaine de coups sans éclatement.

L'artillerie reste néanmoins une arme auxiliaire coûteuse et difficile à mettre en œuvre sur le champ de bataille.

Gustave Adolphe

Durant la guerre de Trente Ans, malgré l'engagement des grandes nations européennes, l'évolution de l'artillerie va être le fait de deux puissances considérées comme plutôt secondaires. La première est la Hollande, dont les innovations portant sur la standardisation de l'artillerie vont mettre longtemps à faire des émules dans les armées étrangères. Les Provinces Unies ont réduit le nombre de calibres à quatre, 48, 24, 12 et 6 livres, qui leur permettent de couvrir leurs besoin aussi bien sur terre que sur mer. Vraisemblablement du fait de la petite taille du pays, ils ont aussi réussi à standardiser l'ensemble de la fabrication, y compris celle des affûts : une flasque devient ainsi interchangeable entre deux canons de même calibre. Leurs canons sont moulés selon des plans précis, où des calculs précis du centre de gravité ont permis de placer les tourillons, mais aussi une nouveauté, les anses qui permettent de lever facilement le canon, par exemple pour le désolidariser de son affût. Pour favoriser ce genre de manœuvre, le bouton de culasse, jusqu'alors de petite taille, est aussi agrandi et rendu capable de supporter des efforts importants.
 

Canons allemands du XVIIe siècle

L'autre nation qui innove beaucoup dans le domaine de l'artillerie de campagne est la Suède de Gustave Adolphe. L'apport est là plus dans la doctrine d'emploi. L'armée suédoise de l'époque répartit son artillerie en trois branches : la lourde, destinée à agir lors des sièges et des phases statiques de la guerre, celle de campagne qui accompagne les troupes, et l'artillerie légère régimentaire qui les appuie au plus près. Cette dernière est la grande innovation du roi suédois, qui lui permet d'aligner une artillerie plus nombreuse et plus efficace que ses adversaires : elle emploie des petits canons très légers, surnommés les « canons de cuir bouilli » du fait de leur mode de fabrication, une âme en cuivre encerclée par du fer et recouverte de cuir. Ces pièces, d'un calibre de quatre ou trois livres, peuvent être déplacées par un ou deux chevaux, voire à bras d'homme, et utilisent des boulets encartouchés, qui leur confèrent une cadence de tir phénoménale pour l'époque, huit coups par minute, alors qu'un bon mousquetaire ne tire que six fois. Par la suite, des canons de quatre livres en fonte de fer leur succèderont, tout en gardant leur légèreté : 625 livres affût compris. Sur le champ de bataille, Gustave Adolphe appuie son action avec son artillerie de campagne dotée de pièces de six et douze livres, qu'il place non plus en ligne devant le front des troupes, mais en fortes batteries au centre ou sur les ailes. Cette organisation lui permet de disposer d'environ un canon pour trois ou quatre cents hommes, contre un pour deux mille par exemple pour les impériaux. À la bataille de Breitenfeld (1631), il inflige ainsi aux impériaux des pertes quatre fois supérieures aux siennes.

Le système Vallière

Si la plupart des évolutions de l'artillerie sont présentes lors de la guerre de Trente Ans, elles vont néanmoins mettre longtemps à se diffuser dans toutes les armées européennes. En France, il faut attendre le 7 octobre 1732 pour qu'une ordonnance royale tente d'uniformiser les canons en service dans l'armée du roi, sous l'influence du lieutenant-général de Vallière. Pour la première fois en France, le dessin des tubes est fixé par des plans précis, mais celui des affûts, des voitures et avant-train reste libre, et les calibres sont encore nombreux : 24, 16, 12, 8 et 4 livres. Néanmoins l'artillerie française délaisse enfin les couleuvrines et adopte définitivement le canon plus court et donc léger, de même les mortiers et pierriers sont uniformisés sur deux calibres chacun.

Plus rapide, par contre, est la formation d'un corps autonome d'artilleurs : en 1668 sont créés quatre compagnies de canonniers et deux de bombardiers (utilisant des mortiers de siège), en 1671 apparaît le régiment de fusiliers du roi, qui comme son nom ne l'indique pas, a pour mission la garde et le service de l'artillerie royale. En 1676 naît à son tour le régiment des bombardiers, et en 1679, la première compagnie de mineurs raLe système Gribeauval

Caisson d'artillerie Gribeauval

Article détaillé : Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval.

Canon français du système Gribeauval (XVIIIe siècle).

Le tir rapide

Le « tir rapide » fut, avec la « poudre sans fumée », un concept-clef des penseurs militaires de la Belle Époque. Il consistait dans le fait qu'une pièce d'artillerie soit capable de tirer plusieurs coups par minute. L'avènement du tir rapide résulte des progrès accomplis dans l'usinage des obus : les usines Krupp développèrent ainsi un verrou de culasse amélioré2, le C/87, qui équipa un obusier de 130 mm (1888), puis un obusier de 150 mm (1890). Ce mécanisme fut supplanté en 1895 par le verrou Leitwell, qui équipa tous les canons Krupp jusqu'en 19143. En France, il fut décliné notamment avec le verrou du canon Court à Tir Rapide (C.T.R.) 155 mm CTR Rimailho.

  • L'artillerie terrestre de la Seconde Guerre mondiale : quelques aspects des grands tournants technologiques et tactiques et leur héritage

À la fin de la Grande Guerre, l’artillerie atteint un summum tant dans les effectifs et le matériel qu’elle déploie que pour les effets létaux sur les troupes adverses. En France, l’artillerie représente, en 1918, le tiers des effectifs engagés, soit plus d’un million d’hommes. Toute l’artillerie du xxe siècle – hormis les fusées ou roquettes – est d’ores et déjà à son maximum d’efficacité que ce soit la qualité des tubes, les calibres, les systèmes de maîtrise du recul, la balistique et le calcul des trajectoires. Il en est quasi de même pour les munitions. L’un des points les plus nouveaux à la fin de ce conflit est la mise en œuvre du couple canon et moteur. L’artillerie, au cours des offensives alliées de l’automne de 1918, préfigure alors celle de la Seconde Guerre mondiale.

Après le saut technologique majeur entraîné par le système qui permet de juguler le recul sur le canon de 75 mm français modèle 1897, il n’y a que des améliorations, dans tous les pays, durant tout le xxe siècle. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, alors que les adaptations sont nombreuses – diminution du nombre des calibres et canon antichar en particulier – les changements technologiques se situent ailleurs. Il convient de citer en premier lieu la mobilité liée à l’emploi du moteur, mobilité des vecteurs, mais aussi de la manœuvre logistique des munitions, ainsi que la mobilité et la rapidité de l’information avec l’emploi massif de la radio qui change totalement l’utilisation de l’artillerie. Les progrès techniques des « tubes » ne sont ainsi pas aussi significatifs que les changements dans l’emploi – la tactique – rendus possibles par la quasi-instantanéité de l’information entre l’avant et l’arrière dans un système interarmes. L’artillerie de la Seconde Guerre mondiale, c’est un trio : le canon, le moteur (pour la traction terrestre, les approvisionnements et l’observation aérienne d’artillerie) et la radio. Mais les armes ne sont rien sans les hommes ; il convient donc de faire aussi un point entre la gestion des effectifs et les seuils technologiques des armes.ttachée à l'artillerie. Toutes ces unités sont regroupées au sein du régiment Royal artillerie, en 1693, qui en 1710 compte 697 officiers et 5 630 soldats.

3Ce sujet est vaste. Les innovations techniques ont fait l’objet de nombreuses monographies. Les modifications de l’art de la guerre dans le domaine de l’artillerie ont été étudiées, mais dans des publications souvent très techniques dans le monde militaire. Le rôle de l’artillerie est traité dans quelques publications, mais souvent de manière anecdotique. Dans l’histoire-bataille, l’artillerie apparaît peu : l’infanterie et les chars – l’aventure et l’épopée – inspirent davantage les auteurs. Le sujet reste ainsi ouvert même si les publications anglo-saxonnes sont plus nombreuses que les études françaises. Le mot « artillerie » est pris, dans les pages qui suivent, au sens large ; il s’agit, bien sûr, des canons et des roquettes, mais aussi de la manœuvre, des munitions ainsi que du renseignement et de l’observation qui en sont partie intégrante. L’arme de l’artilleur n’est pas le canon, mais l’obus. La manœuvre de l’artillerie n’est pas la manœuvre des tubes, mais le maniement des trajectoires. Le canon – le vecteur – n’est qu’un des éléments.

4Cet article ne peut pas être exhaustif. Il se propose simplement de marquer le champ des études historiques par quelques considérations générales ou plus techniques écrites, non pas par un spécialiste des études d’armement, mais par un généraliste de l’histoire de l’artillerie. Cette histoire est examinée en se plaçant d’un point de vue français, même si les artilleries de divers pays sont abordées. Si l’artilleur français en 1939-1940 est équipé de matériel français, en 1944-1945, à la suite du plan de réarmement, initié par le général Giraud, il est équipé de matériels américains qu’il met en œuvre en adaptant les procédures américaines à son propre savoir-faire.

Trois points sont successivement examinés : d’abord, les changements techniques de l’artillerie, ensuite, l’environnement de l’artillerie et enfin l’artillerie dans l’évolution générale de la manœuvre. Chaque fois que nécessaire, un lien est établi avec l’héritage de ces techniques et de l’emploi des matériels sur l’ensemble de la seconde moitié du xxe siècle. Quelques notes de bas de page renvoient le lecteur à des publications plus ciblées sur certains thèmes. Enfin, précisons que la guerre dans le Pacifique n’est pas spécialement abordée dans ces pages.

1 – Les changements techniques de l’artillerie

5Trois grandes évolutions technologiques [1][1]Des données techniques et chiffrées pourront être utilement… sont à distinguer : le tir à terre, le tir contre avions pratiqués avec des canons et le tir des roquettes.

6En 1914, alors que le calibre moyen de l’artillerie de campagne se situait entre 70 et 80 mm, la Grande Guerre est marquée par un accroissement spectaculaire des calibres. Durant le second conflit, la situation de l’artillerie se résumait de la manière suivante en ce qui concerne les calibres : moins de petits et moins de très gros.

7Les armées française et allemande entrent en guerre avec une artillerie similaire à celle de la fin de la Grande Guerre : l’artillerie américaine est même équipée du 75 français fabriqué sous licence aux États-Unis. Certes, la France a développé dans les années 1930 quelques canons lourds de gros calibre sur châssis chenillés, mais lents comme le canon automoteur de 194 mm qui a été une réelle réussite technologique. Durant la campagne de France, en dépit de quelques actions héroïques comme à Stone ou à Gembloux, l’artillerie française n’a pas été adaptée à la guerre de mouvement menée par les panzerdivisionen même si la majorité des canons de campagne de la Wehrmacht était hippomobile. Les artilleurs français n’ont pas su mettre en œuvre de grandes concentrations de feu. Le calibre de 105 avait été développé avec les productions de Schneider et des ateliers de Bourges, mais pas en assez grand nombre. Le financement de l’artillerie de la ligne Maginot avait été réalisé au détriment de l’artillerie de campagne. Du côté britannique, le calibre de 25 livres avait remplacé le 18 livres de la Première Guerre mondiale, mais tout fut perdu à Dunkerque. L’artillerie britannique – comme pour l’ensemble de son armement terrestre – a dû se réorganiser avec la fourniture de nouveaux matériels.

8Finalement, après 1942, le calibre de base pour l’artillerie de campagne passe à 105 mm pour les artilleries divisionnaires ; c’est le calibre standard de l’artillerie américaine dont les canons vont équiper la plupart des nations alliées. Dans un but de rationalisation, l’armée américaine ne dispose principalement que de deux calibres pour deux canons. Le 105 – majoritairement de type hm2 – qui est un 75 amélioré, rustique, facile à manœuvrer et surtout permet le tir, contrairement au 75, sous de grands angles. Et le 155 Gun ; mais le 155 existe aussi avec d’autres types de tubes qui ne tirent pas exactement les mêmes obus et les mêmes charges, d’où des difficultés pour gérer les dépôts de munitions, car un même calibre ne veut pas dire une même munition.

9Le 105 hm2 américain a été le canon le plus développé, dès 1942, après l’entrée en guerre des États-Unis [2][2]Paul Gaujac, L’artillerie de campagne américaine (1941-1945),…. Il équipe aussi l’armée française dans le cadre du réarmement du plan d’Anfa et de nombreuses armées alliées. Ce canon sert ensuite dans de très nombreux pays jusqu’à la fin du xxe siècle. Dans le domaine de l’artillerie, c’est sans nul doute le canon qui a eu la plus longue durée de vie et qui a été mis en œuvre dans le plus grand nombre d’armées. Il doit sa réussite à la fois à sa simplicité de fonctionnement, la rusticité de sa mise en œuvre et la « qualité » de ses tirs.

10En 1917, la France avait mis au point le 155 gpf, c’est-à-dire Grande puissance Filloux – Filloux étant le nom de l’ingénieur militaire qui le mit au point. Il a été le premier canon fabriqué directement pour une traction automobile. Ce canon a servi de base aux Américains pour développer le 155 gun mieux adapté à une production industrielle et à la guerre de mouvement et plus rapide à mettre en batterie. Le 155 a été le calibre de base pour les actions d’ensemble au niveau du corps d’armée, même si l’artillerie américaine a mis en œuvre, en petit nombre, un 203 mm réputé d’une grande précision et adapté à des tirs sélectifs et ponctuels. Les artilleries des pays vainqueurs ne sortiront guère de ce schéma – 105 ou calibre similaire pour les artilleries divisionnaires et 155 pour l’action d’ensemble – pendant près de quarante ans après la fin du conflit.

11La Grande Guerre avait vu le développement d’une artillerie lourde, souvent sur voie ferrée avec des calibres similaires à ceux de la marine, jusqu’à 420 mm. Le second conflit est plus avare en canons de tels calibres. En effet, la rapidité d’une guerre de mouvement s’accommode mal de matériels lourds à déplacer et longs à mettre en œuvre, surtout sur voie ferrée. Néanmoins, quelques canons de calibre impressionnant ont été développés par les Allemands et les Soviétiques. Il convient de citer le Gustav allemand. D’un calibre de 800 mm sur voie ferrée, il a été mis au point par Krupp et était initialement destiné à casser les ouvrages de la ligne Maginot, mais il n’était pas encore au point au printemps de 1940. Il a été utilisé sur le front russe lors du siège de Sébastopol. Mis en œuvre par 2 500 hommes commandés par un général, il ne tira qu’une quarantaine de coups – les coups de canon les plus chers de l’histoire ! – mais fut l’un des artisans de la prise de la ville avec ses obus capables de percer plus de 25 mètres de béton. Il avait un frère jumeau, le Dora. Avec un 210 à grande portée (115 km), l’Allemagne a tenté de bombarder les côtes anglaises durant l’hiver 1941-1942. L’artillerie sur voie ferrée a été assez peu utilisée, mais l’on peut citer, à titre anecdotique, deux pièces de 280 qui ont tiré sur la poche d’Anzio en Italie. Cette tendance à la disparition de tels calibres s’est accentuée après la guerre, les canons lourds à longue portée n’ont pas eu de descendance dans l’artillerie de la seconde moitié du xxe siècle.

12Une évolution tout aussi importante, au-delà de l’augmentation du calibre moyen, est à souligner : la portée. Elle est liée au calibre, mais aussi à la longueur du tube. À calibre égal, plus le tube est long, plus il permet la combustion efficace dans la propulsion d’une quantité plus importante de poudre. Il est intéressant de rappeler ici le surnom du 155 gun américain : Long Tom. Ainsi, alors que la portée moyenne durant la Grande Guerre était de l’ordre de sept à huit kilomètres, elle passe dans le second conflit de 12 à 18 kilomètres. Cette nouvelle portée moyenne devient constante jusque dans les années 1980. Elle est parfaitement adaptée à des actions d’ensemble dans le cadre d’une guerre de mouvement.

13La plus grande évolution de l’artillerie du point de vue technique dans les années 1939-1945 est sans nul doute le résultat du développement du char d’assaut et de son corollaire le canon antichar. Il s’agit, comme depuis des siècles, de l’éternel défi entre le boulet et la cuirasse. Cette période est particulièrement féconde afin de faire face à cette nouveauté technologie née au cours de la Grande Guerre et qui a été l’un des éléments de la victoire sur l’Allemagne en 1918 : le char. L’évolution, de 1939 à 1945, a été très rapide. Il avait été constaté, en 1918, que les vitesses initiales des tubes de 75 ou 7,7 – de l’ordre de 500 à 600 m/s – n’étaient pas assez élevées pour obtenir des trajectoires tendues nécessaires dans une action antichar où le coup au but est l’effet recherché, alors que pour l’artillerie de campagne le coup au but, du fait de la dispersion inhérente à la balistique – le rectangle de dispersion –, est presque dû au hasard. En effet, un char offre une cible réduite, qui plus est en mouvement. Le tir d’un canon antichar se rapproche plus, d’un point de vue balistique, du tir d’un fusil que de celui d’un canon classique. Il est vite apparu qu’il fallait des canons à très grande vitesse initiale, afin d’avoir une trajectoire la plus tendue possible, qui ne demande pas de corrections de visée et qui donne un impact réellement perforant. En outre, le tube devait être monté sur un affût avec un large champ de tir en azimut afin de pouvoir balayer un grand angle d’action et suffisamment léger pour être rapidement déplacé.

14Lors de l’entrée en guerre, le calibre antichar standard était de l’ordre de 37 mm, ce qui permettait de perforer environ 40 mm de blindage sous incidence nulle et 30 mm dans des conditions normales de combat. Il pesait environ 500 kg. En 1939, la France mettait ainsi en ligne un 25 mm qui avait une vitesse initiale de 900 m/s perçant 40 mm de blindage et avait commencé à développer un 47 mm qui perçait 80 mm, mais qui n’était qu’à peine disponible le 10 mai 1940. Les Allemands découvriront ces pièces après la défaite et sauront les utiliser alors qu’ils n’avaient aucun canon antichar capable de percer les chars lourds français. Les Russes avaient mis au point, à la même époque, un 45 mm qui perçait près de 95 mm de blindage à 300 mètres.

15Face à l’augmentation du blindage et à la mobilité des chars, de nouveaux canons ac ont été mis au point. Sur le front de l’Est, mais aussi entre l’Égypte et la Cyrénaïque, une véritable course s’engage entre le boulet et la cuirasse. Il y eut donc un accroissement des calibres ac qui atteignent très vite 80 et 90 mm. Le plus célèbre de ses canons est le Pak 43 allemand de 8,8. Néanmoins, ces accroissements de calibre entraînent une augmentation de la masse des pièces : trois tonnes pour le 17 livres (76,2 mm) britannique et même 4,5 tonnes pour le Pak 43 allemand. Le canon ac connaît alors un paradoxe : il peut percer les blindages des chars, mais a perdu de sa mobilité pour être réellement efficace dans une guerre de mouvement et de vitesse contre des chars. C’est pour cette raison qu’est alors créé le chasseur de chars : un canon antichar de gros calibre à forte vitesse initiale monté sur un châssis de char. Le char léger allemand Pz2 de la campagne de France, doté d’un canon de 20 mm, le « tigre royal », fin 1944, porte un tube de 128 mm. Le meilleur ennemi du char devient alors le char, ceci s’est concrétisé dans des batailles mémorables comme celle de Koursk.

16Les munitions antichars tirées par les canons de chars ou les canons ac sont similaires : il s’agit d’obus plein dont la vitesse crée la destruction. Ces munitions n’ont pas eu de postérité après le conflit en raison du développement des munitions à charges creuses. Néanmoins, à la fin de la guerre, les Allemands ont commencé à développer des canons ac à âme conique tirant des obus avec un noyau de tungstène et une jupe qui s’écrasait à mesure que l’obus parcourait le tube qui allait en se rétrécissant vers la bouche. Des vitesses initiales de plus de 1 200 m/s ont été atteintes, mais le manque de tungstène dans l’industrie allemande ne permit pas de développer cette technique très prometteuse qui annonçait les obus-flèches mis au point plus de vingt ans plus tard pour les canons de chars qui deviennent eux-mêmes des chasseurs de chars, en particulier durant la guerre froide. C’est ainsi que le canon antichar sur roues tel qu’il avait été mis au point durant la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu de continuation. En revanche, la mission qui lui était dévolue sera reprise par la roquette ou le missile qui apparaissent vers 1944 avec le Panzerfaust allemand et le bazooka américain mettant à profit les capacités de la charge creuse mise au point par les Américains en 1942, puis copiée par les Allemands. L’antichar léger, maniable de la seconde moitié du xxe siècle, trouve son origine dans ces armes qui n’ont plus rien à voir avec l’artillerie.

17Avec le développement de l’avion, le canon ne tire plus uniquement sur des objectifs terrestres. Certes, il est possible de faire remonter le tir contre aéronefs à la bataille de Fleurus ou au siège de Paris en 1870, mais l’artillerie antiaérienne n’apparaît en France qu’en 1912, avec le montage d’un tube de 75 mm modèle 1897 sur une voiture. Au cours de la Grande Guerre, le développement de l’avion a amené, de manière parallèle celui de la dca (Défense contre avion). Il faut alors de nombreux obus pour toucher un avion : environ 10 000 coups pour un avion abattu. Face à ce manque d’efficacité, se développe alors une technologie particulièrement différente de l’artillerie de campagne. L’artilleur sol-air recherche le tir au but et ne considère plus que c’est un aléa de la balistique. Il est d’ailleurs à noter qu’il y a là une différence fondamentale entre l’artilleur sol-air et l’artilleur sol-sol qui traverse tout le xxe siècle et fait que les deux artilleurs ne « pensent » pas de la même manière et vont être formés, généralement dans des écoles différentes [3][3]En France, la formation a été réalisée dans des écoles…. Au début du second conflit, les avions volent à des altitudes et à des vitesses qui n’ont plus rien à voir avec celles de 1918. L’évolution se développe sur trois axes, à peu près de la même manière dans tous les pays : une mitrailleuse lourde (environ 13 mm de calibre) pour tirer jusqu’à 1 500 mètres environ à très basse altitude ; un canon automatique (de 20 à 40 mm) tirant un obus explosant à l’impact et couvrant la basse altitude, jusqu’à 3 000 mètres ; des canons, dérivés des pièces de campagne pour les altitudes supérieures.

18En France, ceci se traduit en 1939 par une mitrailleuse lourde de 13,2 mm, des canons de 25 mm et des tubes de 75 adaptés au tir aa avec en particulier le modèle 1932 qui peut atteindre un plafond de 8 000 mètres. De nombreux pays ont acheté ou produit sous licence, l’excellent canon suisse de 20 mm Oerlikon et le 40 mm suédois Bofors. Lors de l’entrée en guerre, les États-Unis disposent en petite quantité d’un 37 mm qu’ils remplacent très vite par un 40 Bofors. Il tire quatre obus (monté sur une sorte de lame chargeur) en deux secondes. Ce canon devient la pièce majeure de la défense sol-air des armées alliées occidentales ; il est ensuite utilisé jusqu’aux années 1990, certaines pièces avec des conduites de tir modernisées équipent encore, en 2010, la marine française. Le 40 Bofors est sans nul doute, avec le 105 hm2, le matériel qui a été le plus utilisé dans le monde tout au long de la seconde moitié du xxe siècle.
Durant le conflit, pour les gros calibres, une véritable course-poursuite est engagée entre la vitesse et l’altitude des avions et les capacités de l’artillerie. Ainsi, le Royaume-Uni, en raison des attaques aériennes sur son sol a développé d’abord un 76,2 mm, puis en 1942 un 94 mm et enfin un 113 mm dérivé d’une pièce de marine. L’Allemagne avait très tôt mis au point un 8,8 cm qui a été l’un des meilleurs canons de la guerre à la fois pour l’antiaérien et l’antichar et a mis en œuvre, en particulier face aux raids de bombardements britanniques, un 105 puis un 128. Néanmoins, les résultats obtenus étaient assez faibles et selon quelques études statistiques, il fallait de l’ordre de 3 500 obus pour abattre un avion allié au-dessus de l’Allemagne. Les États-Unis ont déployé quant à eux un 90 qui, à la fin de la guerre, lorsque l’action aérienne allemande a beaucoup faibli, a été utilisé comme canon de campagne. Ils ont aussi mis au point un 120 mm qui n’a pas été déployé en Europe, mais qui avait été prévu pour contrer un éventuel bombardement aérien allemand sur le territoire des États-Unis. Il avait une portée verticale de plus de 19 000 mètres.

Si les matériels mis en œuvre au cours de la guerre pour la basse altitude ont eu une longue longévité après 1945, il n’en a pas été de même pour les canons de plus grande puissance. En effet, les avions devenant de plus en plus rapides – avec les moteurs à réaction en particulier – et pouvant voler de plus en plus haut, il fallut abandonner le canon pour passer au missile, dès le début des années 1960, avec le système américain Hawk qui équipe encore, dans des versions modernisées, l’artillerie sol-air française.

La fusée de guerre a connu au cours de l’histoire, depuis la Chine aux environs de l’an 1000 à aujourd’hui, un développement inverse de celui des progrès technologiques des pièces d’artillerie. Il en va de même pour la période de la Seconde Guerre mondiale. Le temps long de l’histoire montre que la fusée (ou la roquette) s’est développée soit parce que le canon marquait un pas technologique, soit par mesure d’économie ou de manque de matière première et/ou de savoir-faire. Ainsi, entre 1939 et 1945, chez les Américains ou les Soviétiques, la roquette d’artillerie a été un engin assez rustique, simple à construire et à mettre en œuvre, peu précis. En revanche, elle permettait d’effectuer, avec une portée de quatre à huit kilomètres, des tirs massifs de saturation sur zone avec un effet, certes mécanique, mais aussi – et peut-être surtout – psychologique. Pour les Allemands, la roquette est d’une certaine manière une réponse à une pénurie ; elle ne doit pas être gaspillée dans une trop grande dispersion. Ainsi, l’Allemagne fit de nombreux essais pour améliorer la précision en travaillant en particulier sur la mise en rotation par une inclinaison des tuyères. Cette distinction dans la conception technique entraîna une nette différence dans l’emploi entre les roquettes allemandes et alliées. Les Allemands développèrent des affûts à cinq ou six coups avec les Wurfgranate 41 de 150 mm et 42 de 210 mm, alors que les Soviétiques mirent en œuvre le M13 de 132 mm à seize tubes et le M30 de 300 mm à douze tubes. Les Américains allèrent plus loin encore dans cette démarche : la rampe « Caliope » montée sur châssis de Sherman portait 60 roquettes de 114,3 mm ; la rampe « Scorpion » utilisée dans le Pacifique, montée sur camion amphibie comportait 114 tubes lanceurs.

L’héritage du lance-roquettes multiples a été important durant toute la seconde moitié du xxe siècle, des matériels de ce type ont équipé de nombreuses armées à l’Est et à l’Ouest. Les portées et la précision ont été largement accrues ; ce qui a amené, depuis une dizaine d’années, la mise en œuvre de lance-roquettes unitaires d’une portée de 70 km avec une précision à l’impact inférieure à dix mètres. Les Américains parlent ainsi aujourd’hui, à propos de ces armes, du seventy kilometers sniper.

La question des V1 et des V2, qui sont certes des fusées, sort du plan de cette étude et s’inscrit dans le cadre non plus d’une artillerie tirant sur des troupes adversaires, mais dans celui d’une guerre totale où la population civile est un enjeu stratégique.